Dans notre métier, on n’est jamais à l’abri d’une interruption forcée de notre carrière par décision
judiciaire. Nos nerfs étant mis à rude épreuve par des élèves qui, parfois, peuvent nous pousser à bout, il peut arriver qu’un geste violent malencontreux, mais tellement jubilatoire sur le
moment, puisse nous contraindre à stopper net notre exercice d’enseignant.
Le geste violent malencontreux prend souvent la forme d’une gifle, d’un coup de boule ou d’une clé de
bras. Mais on a vu récemment une enseignante commettre un geste violent malencontreux d’un nouveau style. Tout en finesse, sans trace physique vérifiable et compromettante, la maîtresse avait
diffusé un film pornographique à ses élèves de maternelles.
Je pourrais moi-même être l’auteur de ce genre de dérapage qui mettrait fin à ma carrière. Imaginez
que je passe les Quatre Saisons de Vivaldi à mes élèves et qu’au milieu du deuxième concerto en sol mineur (l’été), la voix de Mylène Farmer s’élève dans ma classe en scandant « C’est
nue que j’apprends la vertu, je suis libertine, je suis une catin… », la fin de ma vie de prof serait proche et une conversion s’imposerait.
C’est pourquoi, pendant mes longues vacances, je teste des métiers qui succéderont peut-être à ma
profession actuelle.
Aujourd’hui, je fais une brocante et du même coup je teste le job de commerçant. Le réveil qui
m’extirpe de mes rêves à 5h30, ne marque pas de point en faveur de cette profession.
Ensuite je me glisse dans ma Clio Maïf comme je peux. J’ai avancé mon siège au maximum afin de caser
un carton de fringues sur la banquette arrière. Une table de tapissier me tape dans la tête au moindre coup de frein et une paire de ski de descente m’empêche de passer les vitesses. Du coup, je
fais le tout le trajet en première et je prie pour récolter suffisamment d’argent à la fin de ma journée afin de me payer une nouvelle boîte de vitesse.
J’arrive enfin à mon emplacement et je vide ma Clio afin de tout installer. Je vais garer mon véhicule
un peu plus loin, et quand je reviens, j’ai la désagréable surprise de voir deux types en train de fouiller dans mes cartons.
Moi (remonté et ironique) : Vous cherchez quelque
chose ?
Eux (pas ironiques du tout) : Oui. Des portables ou de
chargeurs.
Un peu surpris par leur aplomb, je bafouille que non, je n’ai pas de portable, juste un aspirateur à
main pour les miettes de la cuisine. Ça les fait marrer, il me remercie mais non, et vont fouiller dans les cartons de mon voisin.
Je dois encore avoir l’air ébranlé par le toupet de ces deux gars car ma voisine d’en face vient
m’expliquer.
La voisine : C’est une pratique courante dans les brocantes. Les chineurs viennent super tôt et farfouillent un peu
dans les affaires que l’on installe.
Moi : Ah, d’accord.
La voisine : Eux, c’est pas des vrais, ils recherchent juste des portables. Mais avec les collectionneurs, c’est à
cette heure-là qu’on fait les meilleures ventes. Il faut vite vous installer. Même les affaires qui vous semblent les plus insignifiantes peuvent valoir de l’or pour eux.
Je la remercie et déballe illico presto mes cartons que j’agence le mieux possible sur ma table à
tapisser et mon salon de jardin. Ensuite, je colle des post-it avec le prix de vente sur chacun de mes objets.
Mais au bout d’une heure, n’ayant pas fait la moindre vente, je me dis que mon abat-jour
Schtroumpfette, mon assiette de collection peinte à la main par une artiste mexicaine aveugle et ma bougie en forme de nain de jardin n’intéressent par les collectionneurs.
Mon installation terminée, je m’assois sur ma chaise pliante Décathlon , me sers une tasse en
plastique de café de mon thermos et sirote mon breuvage encore chaud en regardant les premiers passants déambulés dans les allées de la brocante à la recherche de la perle rare. Mais, encore une
fois, ni mon sac-banane Rustica, ni ma collection de Starclub ne semblent constituer la perle rare à leurs yeux.
Alors je prends un livre et me plonge dans la lecture d’un roman policier norvégien en me disant que
commerçant, voilà une conversion sympa. Ce n’est pas en classe, en pleine leçon sur l’emploi du futur simple que je pourrais bouquiner en buvant un café assis sur une chaise pliante.
Au bout d’une heure, je sors la tête de mon livre et constate une drôle d’atmosphère dans la brocante.
Ça crie, ça marchande, ça rigole, ça chambre, ça vit quoi ! Mais à mon stand, ça passe sans s’arrêter. Ce n’est pas la mort, mais on est loin de l’ambiance vivante du reste du vide-grenier.
On m’avait pourtant dit que les gens achetaient n’importe quoi sur les brocantes. Mais apparemment, il y a des limites et ma paire de ski alpin Dynastar de 1987, mon bandana Jackson Five et mon
jeu électronique Casse-Brique sont pires que n’importe quoi.
La seule réaction positive que les gens ont devant mon stand est :
Les gens : Ooooh ! Tu te rappelles ?
Ils montrent un sac à pyjama Casimir, une cassette de la Lambada ou un pin’s Coupe du Monde de foot de
1982. Et l’autre se rappelle à chaque fois et ses yeux se remplissent de nostalgie et sa tête de souvenirs, mais mon portefeuille ne se remplit toujours pas.
Devant mon désarroi, ma voisine décide de me donner quelques conseils :
- Enlève tous les post-it !
- Range ton bouquin.
- Plie ta chaise pliante.
- Souris.
- Parle aux gens.
Ma voisine : Mets-toi au boulot, quoi !
Moi : Au boulot ? Mais je suis en vacances.
Ma voisine : Non, tu es en brocante !
Elle a raison. Il est 10h passées et je n’ai encore rien vendu.
Je me lève et fais dans l’ordre tout ce qu’elle m’a conseillé. Les post-it, le livre, la chaise, le
sourire. Mais quand il s’agit de parler aux gens, je bloque. Dans un magasin, j’ai horreur que le vendeur vienne me harceler. Du coup, je suis réticent à harceler les gens.
Et pour leur dire quoi ?
Moi : Madame, cette casquette Mickey avec ses grandes oreilles irait à ravir avec votre pantalon rouge et votre
voix de crécelle.
Ou encore :
Moi : Monsieur, pour cacher votre calvitie naissante, couvrez votre tête avec ce bandana Jakson Five. Pour un
euro de plus, je vous donne la boîte de Coca collector Annie Cordy.
Enfin, le moment tant attendu arrive. Ma première
vente.
Une dame : Combien pour le coquetier en forme de lapin ?
Ma voisine m’avait parlé du marchandage. Elle m’avait conseillé de partir d’un prix haut pour que les
gens aient l’impression de faire une affaire en achetant au juste prix.
Moi : C’est un collector. Très rare. J’en avais quatre, mais les trois autres sont cassés. Une pièce
unique.
La dame : Combien ?
Moi : Trente-deux euros.
Nous voilà parti dans un marchandage endiablé. Elle ne lâche pas l’affaire. Mais moi non plus. Je suis
coriace et pas facile en affaire. Au bout d’un moment, elle craque… et s’en va sans l’acheter. Je lui cours après dans les allées du vide-grenier avec mon coquetier en lapin. Le marchandage
reprend et j’ai enfin le dernier mot.
Je reviens à mon stand, fier comme Artaban. En passant
vers ma voisine, je lui adresse un clin d’œil de complicité et elle lève son pouce en l’air pour me féliciter. Je place enfin ma première pièce de cinquante centimes dans ma caisse flambant neuve
achetée exprès pour l’occasion à seulement 45 euros.
Maintenant que le compteur est débloqué, cela ne s’arrête plus. « Combien pour le Yokshire
terrier en porcelaine ? », « Combien pour le dictionnaire Serbo-croate / Algérien ? », «Combien pour la chaise pliante Décathlon, là-bas ? » « Combien le
T-shirt noir avec le loup bleu fluo hurlant à la Lune jaune poussin ? ».
Je suis le roi des commerçants. J’alpague, je harcèle, je vante, je marchande et je vends.
Moi : Emballé, c’est pesé, voici la monnaie. Au revoir Madame. Et faites bon usage de ce splendide verre
Heineken un peu ébréché.
Je suis le prince du Sentier. Je suis Bruno Solo et Vincent Elbaz dans « La vérité si je
mens ». Je ne rate aucune affaire. Dix centimes par-là, cinq centimes par ci. Ma caisse flambant neuve est de plus en plus lourde.
Un monsieur : Combien pour ce pantalon vert à rayures jaunes, ce pull mauve à col camionneur et cette casquette qui
applaudit quand on tire sur la ficelle ?
Moi : Cinq euros l’ensemble.
Après de rudes négociations, j’ajoute les trente-cinq centimes à ma cagnotte en accompagnant le
monsieur d’une petite réplique de commerçant.
Moi : Au revoir Monsieur, avec cette tenue, vous allez faire fureur en soirée
Le monsieur : C’est pas pour moi…
Moi : Vous allez faire un heureux, alors.
Le monsieur : C’est pour faire un épouvantail.
La fin de la journée approche. Les acheteurs potentiels se font rares et ils sont de plus en plus durs
en affaire. Ils imaginent que le temps joue pour eux et qu’on a envie de se débarrasser coûte que coûte de nos vieilles affaires. Ils ont même l’impression de nous rendre service quand ils nous
achètent une babiole.
Mais moi je ne lâche rien. Mon stock n’est pas voué à être dilapidé. Si je veux entrer dans la
profession de brocanteur à plein temps, je dois garder des choses à vendre et ne pas les brader au premier venu… ou plutôt au dernier venu.
Le soir quand je remonte dans ma clio Maïf, j’ai l’impression d’avoir un peu plus de place. Ma paire
de ski non vendue m’empêche encore de passer les vitesses et c’est avec un bruit de moteur en surrégime que je rentre chez moi.
Attablé dans ma cuisine, je vide mon sac plastique rempli de pièces sur la table afin de commencer mes
comptes. Cela aurait été plus pratique dans ma caisse flambant neuve mais je l’ai vendue à un acheteur très insistant pour la modique somme de 4
euros (ma plus grosse vente).
Une heure plus tard, je peux inscrire un bas de ma feuille remplie de multiplications et d’additions,
le nombre 37,52 €.
Je me gratte le menton en réfléchissant à mon avenir dans ce métier.
Pour prendre ma décision, pas besoin de papier, d’addition ou de multiplication. Juste besoin d’une
division et d’un peu de bon sens : mon salaire mensuel d’enseignant divisé par trente jours est largement supérieur à ma recette d’aujourd’hui.
Il ne m’en faut pas plus pour rayer le métier de commerçant sur ma longue liste et pour débarquer le
lendemain matin à la déchèterie avec ma Clio Maïf afin d’en déverser définitivement le contenu dans la benne « tout venant ».
Avant de partir, je jette un regard nostalgique sur une partie de mon passé qui git au fond de cette
poubelle géante et je vois la casquette qui semble applaudir ma décision de ses deux mains en mousse. Aucun regret.
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